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PHOTO: takomabibelot / CC BY 2.0



À une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balancant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! --Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-étre !
-
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

(Charles Baudelaire, poète français, 1821-1867)



L'invitation au voyage


Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

(Charles Baudelaire, poète français, 1821-1867)



Bénédiction

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

- " Ah ! que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! "

Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.

Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.

Il joue avec le vent, cause avec le nuage,
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix ;
Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.

Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats ;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.

Sa femme va criant sur les places publiques :
" Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer ;

Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,
De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
Usurper en riant les hommages divins !

Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'à son coeur se frayer un chemin.

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dédain ! "

Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide,
Le Poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux :

- " Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l'invitez à l'éternelle fête,
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair ;

Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! "

(Charles Baudelaire, poète français, 1821-1867)




Brise marine

La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres.
Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l'ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts ni fertiles îlots...
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !
-
(Stéphane Mallarmé, poète français, 1842-1898)




Rien ne t'a promis à moi

Rien ne t’a promis à moi : ni la vie, ni Dieu,
Ni un mien pressentiment secret.
Pourquoi, la nuit, devant le sombre seuil,
Hésites-tu ? le bonheur fait-il mal ?
           
Je ne vais pas sortir, te crier : « Sois l’unique,
Reste avec moi jusqu’à l’heure de la mort ! »
Je ne fais que parler, de ma voix de cygne,
Avec la lune injuste.

(Anna Akhmatova, poétesse russe, 1889-1966)




Haikus médiévaux

Dans leur science du temps les fleurs des
Champs d'automne
Ont toutes le parfum des rayons de la lune
-
(Jien, poète japonais, 1155-1225)




La lune? Ce n'est plus la même
Le printemps? Ce n'est plus
Le printemps d'autrefois.
Moi seul
N'ai pas changé.
Ô fleurs du ciel!
Tombez en obscures nuées
Au point que la vieillesse
En perde son chemin
-
(Ariwara no Narihara , poète japonais, 825-879)




Le vaisseau d'or

Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif :
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues ;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
S'étalait à sa proue, au soleil excessif.

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.

Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?
Qu'est devenu mon cœur, navire déserté ?
Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve !

(Emile Nelligan, poète québécois, 1879-1941)



La romance du vin

 Tout se mêle en un vif éclat de gaîté verte.
O le beau soir de mai ! Tous les oiseaux en choeur,
Ainsi que les espoirs naguères à mon coeur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.


O le beau soir de mai ! le joyeux soir de mai !
Un orgue au loin éclate en froides mélopées
Et les rayons, ainsi que de pourpres épées,
Percent le coeur du jour qui se meurt parfumé.


Je suis gai ! je suis gai ! Dans le cristal qui chante,
Verse, verse le vin ! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j'ai de la foule méchante !


Je suis gai ! je suis gai ! Vive le vin et l'Art !...
J'ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui gémiront les musiques funèbres
Des vents d'automne au loin passant dans le brouillard.


C'est le règne du rire amer et de la rage
De se savoir poète et l'objet du mépris,
De se savoir un coeur et de n'être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d'orage !


Femmes ! je bois à vous qui riez du chemin
Où l'Idéal m'appelle en ouvrant ses bras roses;
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui dédaignez ma vie et repoussez ma main !


Pendant que tout l'azur s'étoile dans la gloire,
Et qu'un hymne s'entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n'ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire !


Je suis gai ! je suis gai ! Vive le soir de mai !
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre !...
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre;
Enfin mon coeur est-il guéri d'avoir aimé ?


Les cloches ont chanté; le vent du soir odore...
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh ! si gai, que j'ai peur d'éclater en sanglots !

(Emile Nelligan, poète québécois, 1879-1941)



Green

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.

J'arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers
Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.

(Paul Verlaine, poète français, 1844-1896)



Don du poème

Je t'apporte l'enfant d'une nuit d'Idumée !
Noire, à l'aile saignante et pâle, déplumée,
Par le verre brûlé d'aromates et d'or,
Par les carreaux glacés, hélas ! mornes encor
L'aurore se jeta sur la lampe angélique,
Palmes ! et quand elle a montré cette relique
A ce père essayant un sourire ennemi,
La solitude bleue et stérile a frémi.

Ô la berceuse, avec ta fille et l'innocence
De vos pieds froids, accueille une horrible naissance
Et ta voix rappelant viole et clavecin,
Avec le doigt fané presseras-tu le sein
Par qui coule en blancheur sibylline la femme
Pour des lèvres que l'air du vierge azur affame ?

(Stéphane Mallarmé, poète français, 1842-1898)



Il n’y a pas d’amour heureux

Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n’y a pas d’amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu’on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu’on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n’y a pas d’amour heureux

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j’ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n’y a pas d’amour heureux

Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n’y a pas d’amour heureux

Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
Il n’y a pas d’amour heureux
Mais c’est notre amour à tous les deux

(Louis Aragon, poète, romancier et journaliste français, 1897-1982)




Liberté

Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable de neige
J'écris ton nom

Sur les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J'écris ton nom

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J'écris ton nom

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
J'écris ton nom

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J'écris ton nom

Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom

Sur les champs sur l'horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom

Sur chaque bouffée d'aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J'écris ton nom

Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom

Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J'écris ton nom

Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J'écris ton nom

Sur la lampe qui s'allume
Sur la lampe qui s'éteint
Sur mes maisons réunies
J'écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J'écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J'écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J'écris ton nom

Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J'écris ton nom

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attendries
Bien au-dessus du silence
J'écris ton nom

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom

Sur l'absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J'écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l'espoir sans souvenir
J'écris ton nom

Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.

(Paul Eluard, poète français, 1895-1952)


À peine défigurée

Adieu tristesse,
Bonjour tristesse.
Tu es inscrite dans les lignes du plafond.
Tu es inscrite dans les yeux que j'aime

Tu n'es pas tout à fait la misère,
Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent
Par un sourire.

Bonjour tristesse.
Amour des corps aimables.
Puissance de l'amour
Dont l'amabilité surgit
Comme un monstre sans corps.
Tête désappointée.
Tristesse, beau visage.

(Paul Eluard, poète français, 1895-1952)



Barbara


Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest


Et je t'ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N'oublie pas
Un homme sous un porche s'abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t'es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N'oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l'arsenal
Sur le bateau d'Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abimé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.

(Jacques Prévert, poète français, 1900-1977)



Le Cancre

Il dit non avec la tête
Mais il dit oui avec le cœur
Il dit oui à ce qu’il aime
Il dit non au professeur
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec des craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur.

(Jacques Prévert, poète français, 1900-1977)



Ah ! ce n'est pas la peine...

Ah ! ce n'est pas la peine qu'on en vive
Quand on en meurt si bien
Pas la peine de vivre
Et voir cela mourir, mourir
Le soleil et les étoiles

Ah ! ce n'est pas la peine de vivre
Et de survivre aux fleurs
Et de survivre au feu, des cendres
Mais il vaudrait si mieux qu'on meure
Avec la fleur dans le coeur
Avec cette éclatante
Fleur de feu dans le coeur.

(Hector de Saint-Denys Garneau, poète québécois, 1912-1943)


Il existe pourtant...

Il existe pourtant des pommes et des oranges
Cézanne tenant d’une seule main
toute l’amplitude féconde de la terre
la belle vigueur des fruits
Je ne connais pas tous les fruits par cœur
ni la chaleur bienfaisante des fruits sur un drap blanc

Mais des hôpitaux n’en finissent plus
des usines n’en finissent plus
des files d’attente dans le gel n’en finissent plus
des plages tournées en marécages n’en finissent plus

J’en ai connu qui souffraient à perdre haleine
n’en finissent plus de mourir
en écoutant la voix d’un violon ou celle d’un corbeau
ou celle des érables en avril

N’en finissent plus d’atteindre des rivières en eux
qui défilent charriant des banquises de lumière
des lambeaux de saisons     ils ont tant de rêves

Mais les barrières       les antichambres n’en finissent plus
Les tortures        les cancers n’en finissent plus
les hommes qui luttent dans les mines
aux souches de leur peuple
que l’on fusille à bout portant     en sautillant de fureur
n’en finissent plus
de rêver couleur d’orange

Des femmes n’en finissent plus de coudre des hommes
et des hommes de se verser à boire

Pourtant malgré les rides multipliées du monde
malgré les exils multipliés
les blessures répétées
dans l’aveuglement des pierres
je piège encore le son des vagues
la paix des oranges

Doucement Cézanne se réclame de la souffrance du sol
                                                    de sa construction
et tout l’été dynamique s’en vient m’éveiller
s’en vient doucement     éperdument me léguer ses fruits

(Marie Uguay, poète québécoise, 1955-1981)


Amour délice et orgue

pieds nus dans un jardin d'hélices
hier j'écrivais pour en arriver au sang
aujourd'hui j'écris amour délice et orgue
pour en arriver au coeur
par le chemin le plus tortueux
noueux noué
chemin des pierres trouées
pour en arriver où nous en sommes
pas très loin
un peu à gauche de la vertu
à droite du crime
qui a laissé une large tache de rouille
sur nos linges propres tendus au soleil
pour en arriver où
je me le demande
pour en arriver à l'anti-rouille
amour délice et orgue
ou pour en arriver au coeur tout simplement ?

tout simplement

(Roland Giguère, poète québécois, 1929-2003)




Que la nuit soit parfaite…  

Que la nuit soit parfaite si nous en sommes dignes
Nulle pierre blanche ne nous indiquait la route
Où les faiblesses vaincues achevaient de mourir
Nous allions plus loin que les plus lointains horizons
Avec nos épaules et nos mains
Et cet élan pareil
Aux étincelles des insondables voûtes
Et cette faim de durer
Et cette soif de souffrir
Nous étouffant au cou Comme mille pendaisons
Nous avons partagés nos ombres

Plus que nos lumières
Nous nous sommes montrés
Plus glorieux de nos blessures
Que des victoires éparses
Et des matins heureux
Et nous avons construit mur à mur
La noire enceinte de nos solitudes
Et ces chaînes de fer rivées à nos chevilles
Forgées du métal le plus dur
Que parfaite soit la nuit où nous nous enfonçons
Nous avons détruit tout bonheur et toute tendresse
Et nos cris désormais
N’auront plus que le tremblant écho
Des poussières perdues
Aux gouffres du néant.

 (Alain Grandbois, poète québécois, 1900-1975 dans son recueil « Les îles de la nuit »)

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Citation du jour

« Certains se font de la poésie une idée si vague qu'ils prennent ce vague pour l'idée même de la poésie. »
Paul Valéry

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